J’ai toujours détesté ma vie, j’ai toujours voulu qu’on me fiche la paix. Toute ma vie s’était passée ainsi. Sans fuir les gens, j’étais du genre à ne pas m’en encombrer. Pour moi, les livres et la musique étaient des éléments vitaux comparés à l’être humain. On aurait pu me comparer à un ermite sans trop se tromper.
Une femme avait pourtant troué l’horizon. Je l’avais épousée et on avait fini par me l’enlever de la façon la plus cruelle qui soit. Le pseudo vaccin censé nous sauver l’avait tué soudainement et proprement. Le choc n’avait été que plus dur à encaisser car c’était elle qui l’avait conçu, elle avait été si sûre d’elle. Son erreur me l’avait enlevée et j’étais incapable de lui en vouloir. Si ça, ça n’était pas ironique, je ne m’y connaissais pas.
Si nous méritions de ne pas nous en sortir, elle ne méritait pas ça. Quoi qu’il en soit, la population mondiale serait bientôt réduite comme une peau de chagrin. Au moins n’aurait-elle pas à assister à l’échec de l’humanité.
Nous étions reclus dans un cabanon ridicule où l’odeur nauséabonde rivalisait aisément avec la poussière et la crasse. Les gémissements de quelques uns étouffaient les sons les plus bas. Je n’étais pourtant pas dupe, ils étaient-là, ils ne partiraient pas. Ces cannibales, ces monstres, motivés uniquement par leur envie de chair fraîche. Aussi stupides soient-ils, ils ne mettraient pas longtemps à comprendre que l’endroit n’était pas solide à force de marteler la bâtisse. J’étais entouré de quelques survivants, je ne serais pas seul pour mourir mais ça ne me réconfortait guère. Tous avaient plus ou moins énoncés à haute voix leurs regrets, leurs envies, ce que leur vie aurait pu être. Mais entre nous, à quoi bon regretter le passé ? Nous allions mourir. C’était la finalité de ce monde, notre fatalité. Certains se suicideraient bien avant la fin, c’était peut-être une option. Seulement, cette option m’était impossible. Si nous avions été dans un jeu vidéo, le choix en aurait été grisé, inaccessible.
Quelques fois, on m’avait appelé tout bas pour me demander mes impressions. Ils voulaient que je m’exprime, une façon pour eux de se sentir moins seuls ou inutiles peut-être. Ma réponse, mes réponses avaient toujours été identiques. Moi, Caleb, je ne voulais qu’une chose, que ma fin vienne rapidement parce que je refusais de me suicider. Trop lâche pour me tuer, pas assez courageux pour m’assumer.
Je tenais contre moi une petite fille de six ou sept ans, terrifiée. Elle ne parlait pas, je n’essayais pas de la faire parler. Je n’étais pas rassurant quand je m’adressais à elle mais sincère. Même la petite savait que la fin était proche. Je me promis de lui briser la nuque avant que la fin ne vienne, elle me faisait bien trop penser à l’enfant que je n’aurais jamais. Par la même, l’image de ma femme revint me hanter.
Le ciel était sombre, comme toujours depuis que ça avait commencé. Personne ne savait vraiment comment tout s’était déclenché. Les spéculations avaient été nombreuses et toutes aussi farfelues que terrifiantes. Tous s’accordaient pourtant sur le fait que ce phénomène était une erreur dûe à la génétique.
Alors que je sombrais dans le sommeil en repensant aux premiers mois de cette période noire, des coups sourds venant de l’extérieur prirent de l’ampleur et une fenêtre vola en éclat. Ils avaient commencé à comprendre comment entrer. Nous serions morts d’ici quelques minutes. J’étais résigné mais déterminé.
L’hécatombe ne tarda pas à commencer, sur la petite vingtaine que nous avions été, en quelques secondes, nous étions tombés à treize. Un couple venait de se donner la mort, une mère et ses deux enfants, un jeune ado qui était arrivé quelques jours avant la pagaille et je venais de briser la nuque de l’enfant qui se tenait dans mes bras. Elle était encore chaude, au moins ne souffrirait-elle pas. À peine avais-je entendu les beuglements inhumains et la respiration saccadée de l’enfant que j’avais agi. Ce geste m’avait coûté cher mais je ne voulais pas qu’elle assiste à pareille horreur, elle était morte en paix, je l’avais protégée de la meilleure façon qui soit. Les enfants devraient toujours être protégés.
Me levant, je saluais les derniers rescapés du groupe. Nous n’avions plus grands choses de civilisés, il ne nous restait que cette détermination froide résultant de l’épuisement émotionnel et physique. Nous n’avions même plus la force d’avoir peur pour nos vies. Dans le cas contraire, nous aurions imité les autres pour ne pas avoir à souffrir.
Dans un dernier élan, le plus vieux ouvrit la porte à la volée.
En un rien de temps, ils étaient là et le carnage avait commencé comme nous l’avions prévu mais même habitués, nos dernières parcelles d’énergie furent consacrées à tenter de nous sauver. Réflexes futiles et absurdes.
C’était là fin, j’allais mourir, pas de dernière pensée sinon celle de tuer le premier assaillant d’une balle dans la tête. Un cadavre de moins… Au second…
Je me réveillais en sursaut attaché à un lit. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. Je hurlais. Je me débattais, mais rapidement un infirmier grand comme une montagne arriva me toisant avec pitié. J’étais entravé à un lit, dans un hôpital sans doute, incapable de comprendre ce qui m’arrivait. Avais-je survécu à cette attaque ? Je beuglais. C’était impossible, je n’avais pas pu survivre et quand bien même, la civilisation n’était plus aussi riche pour qu’il y ait un hôpital debout.
Un médecin méfiant et perplexe s’approcha de moi, me demanda mon nom.
- Caleb Thyne. Je voulus en rajouter mais quelque chose au fond de moi m’en dissuada.
- Bien. Vous semblez vous souvenir de votre nom.
- Où suis-je ? Pourquoi suis-je attaché ?
- Votre femme… Je vis le médecin hésiter.
- Morte, elle s’est condamnée.
Le médecin soupira, il cherchait ses mots mais pourquoi ? Je savais ce qui était arrivé.
- Vous avez tué votre femme, elle venait de perdre votre enfant, vous ne l’avez pas supporté.
- Vous mentez !
- J’ai bien peur que non…
- Mais, les attaques, l’épidémie.
- Ce sera un travail pénible.
- Expliquez-vous !
- Votre imagination a modifié votre perception du monde. Le choc…
- Vous mentez ! Vous mentez et vous mentez mal. Détachez-moi ! Je dois me défendre ! Je ne me laisserais pas tuer par une bande d’inconscients !
Le médecin, à la fois contrarié mais aussi blasé se saisit de quelque chose sur la table proche de lui. Plus que des mots, il me montra… Un article de journal, plusieurs en fait. Ma photo en première page, les traits de mon visage étaient tirés, ma mâchoire crispée. J’étais couvert de suie et de sang séché. Sous la photo, le récit de la tragédie. Le journal annonçait qu’un homme, moi visiblement, avait tué sa femme et s’était ensuite rué vers un théâtre pour y mettre le feu.
Deux images simultanées fusionnèrent dans mon esprit, j’avais incendié un théâtre pour échapper à une horde. Je l’avais barricadé de l’extérieur pour y bouter le feu. L’autre image était semblable mais les émotions en étaient différentes, je me voyais boucler le théâtre, y piégeant hommes, femmes et enfants. D’autres images du même style s’imposaient désormais à moi. Une explosion de souvenirs où il m’était impossible de discerner le vrai du faux. Réalité et imaginaire se faisait bataille.
Je ne pouvais pas admettre, c’était insensé. L’hystérie s’empara de moi… Je ne pouvais pas supporter toutes ces contradictions. Mon monde était réel. Atroce mais bien réel. Peut-être étais-je encore en vie finalement. Peut-être étais-je sur le point de mourir, mon cerveau décidant de travailler en freelance et d’imaginer un monde meilleur. L’horreur de ce monde avait dû contaminer mes songes et ainsi que toutes les couches psychiques de mon être.
Le médecin secoua la tête, il avait dû endormir le dénommé Caleb. Cet homme ne sortirait jamais d’ici. Sa folie avait causé trop de morts, trop de chagrin. Il n’avait pu être jugé, trop loin de la réalité. Ne restait plus qu’à l’aider du mieux possible. Si seulement cela était encore possible. Le vieux médecin soupira, il n’avait jamais vu ça. Un désespoir comme celui-là était impossible. Personne ne pouvait tourner ainsi. C’est ce qu’il avait pensé. Jusqu’à présent…
Il s’éloigna avec l’infirmier et vérifia au préalable les sangles. Ils fermèrent la porte de la pièce capitonnée. Laissant l’homme à ses rêves, ses délires, sa détresse.